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vendredi 31 mai 2013

Nietzsche, Freud, la mauvaise conscience et la culpabilité







La Généalogie de la morale

Au cours du deuxième traité de cet ouvrage Nietzsche remonte aux sources de l'invention de la mauvaise conscience qui se présente comme une formation réactionnelle inhibitrice de l'activité, intériorisée, et qui n'est en rien naturelle, puisqu'elle n'existe pas chez l'enfant. Quelle est l'origine de la mauvaise conscience selon Nietzsche?

" Je tiens la mauvaise conscience pour cette maladie grave à laquelle l'homme a dû succomber à la suite de la transformation, la plus profonde qu'il ait jamais vécue, -cette transformation qui s'est opérée lorsqu’il se retrouva définitivement captif sous le joug de la société et de la paix." Généalogie-16. Une comparaison est établie entre l'homme entrant dans l'ère de la civilisation et les animaux marins contraints par l'évolution des espèces à sortir de l'eau: "Il leur fallait tenir sur leurs pieds et "se porter eux-mêmes" alors que l'eau jusqu'ici les portait: une pesanteur terrible les accablait. Ils se sentait gauches dans leurs mouvements les plus simples, ils n'avaient plus leurs anciens repères dans ce monde inconnu, à savoir les pulsions régulatrices qui les guidaient en toute sécurité et inconscience; ils en étaient réduits à penser, à inférer, à calculer, à combiner les causes et les effets, ces malheureux, réduits à leur "conscience", leur organe le plus misérable, le plus trompeur." ibid. L'apparition de la mauvaise conscience met fin à l'état de nature, dans lequel les individus forts et violents s'imposaient face aux faibles. Celui que Nietzsche appelle "l'homme sauvage" et, qui jouissait de sa liberté et pour lequel le monde intérieur était "aussi mince à l'origine que s'il était tendu entre deux membranes", est contraint de se tourner vers des "satisfactions souterraines", vers son intériorité.

"L'organisation étatique" au fur et à mesure de son développement s'est protégée des instincts des hommes libres et a inventé les châtiments et les instincts mêmes de ces hommes originels, c'est à dire "l'hostilité, la cruauté, le plaisir de traquer, d'attaquer, de contrecarrer, de détruire" sont retournés contre les détenteurs de ces instincts": c'est selon le penseur l'origine de la mauvaise conscience, qu'il ne faut pas entendre comme conscience morale mais raison, faculté de représentation. Cette faculté met un terme tragique à la spontanéité naturelle, à la perfection animale, à l'insouciance du "fauve humain" pour laisser place à la réflexivité inhibitrice: "L'homme ...engoncé dans l'étroitesse oppressante et la régularité de la coutume, se déchirait,impatiemment, se traquait lui-même, se rongeait, se fouaillait, se maltraitait." 
                            
                                                    


                                                 

Cette distance critique instaurée entre l'homme et ses actes et qui est la condition de la vertu en société a affaibli les "forts" et les a rendus malades de la "maladie la plus grave et la plus redoutable, dont l'homme ne s'est pas remis à ce jour, celle de l'homme qui souffre de l'homme, qui souffre de lui-même: conséquence d'une séparation violente d'avec le passé animal, conséquence d'un saut et quasiment une chute dans des conditions d'existence nouvelle, d'une déclaration de guerre contre ces antiques instincts, contre ce qui constituait jusqu'alors sa force, son plaisir et sa furie..." Pour Nietzsche, il s'agit d'une apparition étrange, celle d'un être dont l'âme est tournée contre lui-même ce qui est une véritable énigme, quelque chose d'énigmatique... Seuls les Dieux peuvent apprécier à sa juste valeur la destinée de cette créature s'auto- dévorant et dont on ne connaît pas la destinée: "Et depuis l'homme compte vraiment parmi les coups de dés les plus inattendus et les plus excitants que joue le grand enfant d'Héraclite (allusion aux paroles de ce philosophe: "Le temps est un enfant qui s'amuse, joue au trictrac"), qu'il s'appelle Zeus ou le hasard- il éveille à son endroit un intérêt, une tension, une espérance, presque une certitude, comme si quelque chose s'annonçait, se préparait avec lui, comme si l'homme n'était pas un but, mais seulement un chemin, une péripétie, un passage, une promesse." (ibid)

Ce fondement de la mauvaise conscience n'est pas le résultat d'une transformation progressive, ni le résultat d'une évolution, elle est, selon le philosophe," une rupture, une contrainte, une inéluctable fatalité contre laquelle il n'y avait ni combat, ni même de ressentiment possibles" (ibid). La soumission d'une population, libre jusque là, ne pouvait être mener à bien qu'en utilisant la force et donc les états se sont perpétués "comme une effroyable tyrannie". L'état n'a pas commencé par un contrat. En effet Nietzsche refuse l'origine contractuelle , tout organisation étatique a ,selon lui,  pour origine et pour assurer sa pérennité la violence.

" Des êtres comme ceux-là, on ne les prévoit pas, ils arrivent comme le destin, sans motif ni raison, sans égard, sans prétexte, ils s'imposent comme l'éclair, trop effrayants, trop soudains, trop convaincants, trop autres pour mériter seulement la haine. Leur œuvre est une création et une imposition instinctives de formes, ils sont les artistes les plus involontaires, les plus inconscients qui soit: là où ils apparaissent se dresse bientôt quelque chose de nouveau, une structure de domination bien vivante, dans laquelle les parties et les fonctions sont délimitées et rendues interdépendantes, dans laquelle rien ne se trouve placé qui n'ait d'abord reçu un sens eu égard au tout" (ibid)

                                             



Les organisateurs de l'état ne sont pas soumis à la mauvaise conscience mais ils en sont à l'origine: c'est l'instinct de liberté qui réprimé, renfermé, et qui ne se déchargeant plus, "violemment rendu latent", s'est transmis, jusqu'à devenir cette implacable tendance à obéir et à souffrir: "Cette secrète violence contre soi, cette volupté de se donner à soi-même une forme comme une matière pesante, résistante, souffrante, de s'imprimer la marque d'une volonté..ce travail inquiétant et, aussi effrayant que voluptueux d'une âme qui accepte de se diviser contre elle même, qui se fait souffrir par volupté de se faire souffrir" (ibid).
Paradoxalement, une certaine beauté peut être perçue dans des notions telles que l'abnégation, le déni de soi, le sacrifice. Nietzsche dit qu'il s'agit de plaisirs pervers relevant de la cruauté.

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 Cette maladie semblable à la grossesse car elle a donné naissance à la forme la plus parfaite d'aliénation, celle de l'homme à Dieu. De quelle façon? Les générations ont voué un culte aux ancêtres (on parle évidemment des temps primitifs), qu'il faut honorer et payer pour leurs efforts, par des sacrifices, des fêtes, des sanctuaires, des distinctions honorifiques et surtout de l'obéissance. De temps à autre, un sacrifice humain est exigé. S'installe alors la peur de l'aïeul, la prise de conscience de sa puissance et cela se produit avec accroissement de la puissance du groupe. La domination de cet esprit des aïeux devient immense et ils sont ou, il est, dans le cas de l'avènement d'une religion monothéiste, transformé en Dieu. La question est posée: l'existence de Dieu serait-elle liée à la peur? Il est tout à fait légitime de penser , en ce qui concerne ce phénomène de l'esprit humain, que l'invention des différents paradis, dans lesquels les hommes croyants et justes bénéficieront d'une vie éternelle, est liée à la peur de la mort, ce qui poussent certains hommes à rechercher cette mort, dans la perspective d'une délicieuse vie éternelle.
Suivra naturellement la conscience d'être en faute contre Dieu: "Le sentiment de culpabilité à l'égard de la divinité n'a cessé de croître pendant plusieurs millénaires, et cela toujours dans l'exacte mesure où la notion de Dieu et le sentiment du divin ont grandi sur terre et ont été transporté aux cieux" (ibid).

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Le Dieu chrétien est celui qui est à l'origine du plus fort sentiment de culpabilité et le retour de l'athéisme serait une seconde innocence, mais on voit que la direction prise par l'humanité ne va pas dans ce sens.
Le prisonnier de l'état, l'homme "chassé au-dedans de lui-même" a inventé un martyr supplémentaire qui consiste à être, la plupart du temps, c'est naturel, en faute vis à vis de la divinité. "Il voit en Dieu les derniers antidotes qu'il puisse trouver à ses instincts animaux...il interprète ces instincts animaux eux-mêmes comme des fautes envers Dieu" (ibid) et de ce fait, l'homme se trouve écartelé entre ces instincts, le diable et le désir vain de réprimer sa nature, l'hostilité, la rébellion. Il s'agit d'un délire consistant à vouloir  acquérir face à Dieu, érigé en idéal évidemment inaccessible, "l'indignité absolue", selon les mots du philosophe au marteau qui dans ce développement ruine les idoles.

"Ici règne la maladie, n'en doutons pas, la plus effroyable maladie qui ait jusqu'ici fait rage en l'homme: et celui qui pourrait encore entendre (mais aujourd'hui les oreilles n'en sont plus capables), comment, dans cette nuit de torture et d'absurdité, a retenti le cri de l'amour, le cri du désir le plus extatique, du salut par l'amour, celui-là se détourne, saisi d'une insurmontable épouvante... Il y a dans l'homme tant de choses affreuses! Depuis trop longtemps la terre est un asile de fous!" Généalogie de la morale, deuxième traité, la faute, la mauvaise conscience...      


          

Freud, Le malaise dans la civilisation       

La civilisation, selon Freud, ne répond pas exactement aux désirs, aux attentes, aux espérances de l'être humain. L'homme ne trouve pas dans la communauté formée par la civilisation le bonheur qu'il recherche individuellement. C'est la thèse de départ de l'essai intitulé Le Malaise dans la civilisation paru  en 1930. Il y a une discordance entre les désirs, les aspirations individuelles et les limites et les exigences posées, imposées, par la civilisation. l'homme ne parvient pas à s'adapter naturellement, comme le ferait un animal, à son milieu, aussi améliore-t-il l'ordinaire d'utopies, d'idées religieuses, de mythes, d'addiction diverses et variées afin de masquer la réalité.
Le renoncement obligé par la distinction du bien et du mal introduit la souffrance et la culpabilité. Les exigences éthiques auquel l'homme civilisé est soumis sont à la base d'un sentiment de souffrance, de faute dont on ignore l'origine la plupart du temps.

" Tout d'abord, je soupçonne que les lecteurs ont eu l'impression que les considérations sur les sentiments de culpabilité débordaient du cadre de cet essai, prenant trop de place et repoussant dans la marge leur autre contenu, avec lequel elles n'ont pas toujours un lien étroit. Cela peut avoir brouillé le plan de l'exposé, mais correspond tout à fait à l'intention de présenter le sentiment de culpabilité comme le problème le plus important de l'évolution de la civilisation, et de monter que le progrès de celle-ci se paie d'une perte de bonheur, du fait de l'accroissement du sentiment de culpabilité. Ce qui peut déconcerter dans cette thèse, résultat final de notre enquête, tient vraisemblablement au rapport très particulier, encore mal compris, qu'entretient le sentiment de culpabilité avec notre conscience claire.
Dans les cas communs de remords, que nous considérons comme normaux, ce sentiment est tout à fait perceptible par la conscience; nous avons bel et bien l'habitude de  dire au lieu de sentiment de culpabilité, "conscience d'une faute". De l'étude des névroses, auxquelles il faut dire que nous devons de précieuses indications pour comprendre le normal, il ressort des données contradictoires. Dans une de ces affections, la névrose obsessionnelle, le sentiment de culpabilité s'impose bruyamment à la conscience claire, il domine tant le tableau clinique que la vie des patients ne laisse guère autre chose se manifester à côté de lui. Mais dans la plupart des cas des autres formes de névrose, il demeure inconscient, sans provoquer de moindres effets pour autant....
Peut -être serait-ce ici le bon moment de remarquer que le sentiment de culpabilité, au fond, n'est rien d'autre qu'une forme topique d'angoisse, sous ses formes ultimes il coïncide entièrement avec la peur du Surmoi...D'une certaine façon, l'angoisse est derrière tous les symptômes, mais tantôt elle réquisitionne à grand tapage la conscience entière, tantôt elle se cache si parfaitement que nous sommes forcés de parler d'angoisse inconsciente ou bien -si nous tenons à avoir meilleure conscience vis à vis de la psychologie car enfin l'angoisse n'est qu'une sensation- de possibilités d'angoisse. Et c'est pourquoi il est tout à fait pensable que le sentiment de culpabilité provoqué par la civilisation ne soit pas lui non plus connu comme tel, qu'il demeure en grande partie inconscient ou qu'il transparaisse sous la forme d'un malaise, d'une insatisfaction à laquelle on cherche d'autres motifs." Freud, Le Malaise dans la civilisation, chapitre VIII, 1929.       


                                                           
          

                                              

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