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dimanche 3 novembre 2013

Système de santé, l'impossible débat




Le gouvernement a présenté, le 23 septembre dernier, sa Stratégie Nationale de santé qui concerne une réorganisation du système de santé. Ce projet gouvernemental a fait l'objet d'un débat sur France Culture en présence de Didier Tabuteau, conseiller d'Etat, Stéphane Rozes, Président de Cap Conseil et enseignant à Siences-Po, Brice Couturier et Marc Voinchet, Journalistes spécialisés. Le, débat est d'une haute tenue mais comme tous les débats d'aujourd'hui et quel que soit le sujet, il est borné d'avance, hypothéqué, forcément incomplet car il fait l'abstraction du contexte global, celui de la crise du capitalisme néolibéral. C'est ce que nous explique Frédéric Stambach, Interne en Médecine générale et auteur du blog, Arrières-pensées, sur Médiapart.

Voici l'article



Les doxosophes

Ce lundi 23 septembre, à l'occasion de la présentation de la "Stratégie nationale de santé" par Marisol Touraine, Les matins de France Culture nous proposait une émission sur le thème de la santé (1). Si certaines réflexions sont dignes d'intérêt, je reste frappé par les ornières intellectuelles invisibles qui semblent écraser ces protagonistes de bonne foi, qui rendent impossible une pensée globale.

Pourtant à première vue les débatteurs sont loin d'être "les pires", il s'agit de Thierry Pech (directeur d'alternatives économiques), Stéphane Rozes (Président de Cap (Conseils,analyses et perspectives), enseignant à Sciences-Po et HEC), Didier Tabuteau (conseiller d’Etat et actuel responsable de la Chaire Santé de Sciences-Po), ainsi que Brice Couturier et Marc Voinchet (respectivement producteur/chroniqueur et animateur). Aucun doute, nous sommes en présence "d'experts", les titres ronflants nous annoncent même qu'il s'agit de personnages bien ancrés dans les institutions, de la légitimité à l'état brut.
Le ton est posé, les question érudites, le décor est planté pour une discussion entre personnes importantes, et qui "savent". C'est probablement de cette manière que la domination s'exerce le plus efficacement: en prenant les aspects de la compétence courtoise elle devient invisible et s'impose à nous comme une évidence.




Didier Tabuteau propose de revenir à une prise en charge à 80% par l'assurance maladie obligatoire des dépenses de santé, et seulement 20% par les mutuelles (actuellement nous sommes autour de 56% pris en charge par la sécurité sociale). L'argument est bon, un euro dépensé dans les mutuelles est un euro inégalitaire (plus le patient est pauvre plus il a besoin de soin et moins il peut se payer une mutuelle correspondant à ses besoins) et moins "rentable" puisque l'assurance maladie a le coût de fonctionnement le plus faible. Il s'agit aussi d'instaurer un stabilisateur automatique en cas de déficit des comptes de l'assurance maladie, ce dernier entraînerait automatiquement une hausse de la CSG pour compenser. Ces propositions se trouvent également défendues dans la tribune de Frédéric Pierru et André Grimaldi parue dans Marianne (2).

                                      




Autant dire que ces propositions vont à contre-courant de la privatisation rampante, évoquée par Brice Couturier dans sa chronique, donc de l'idéologie divulguée par les gouvernements français successifs et la commission européenne. Elles ont donc l'apparence du révolutionnaire, malheureusement il s'agit bien d'apparences. C'est à dire que la réflexion est bornée d'emblée, la thématique de la santé étant discutée en l'isolant du contexte global, exactement de la même manière dont sont isolés successivement les thèmes suivants: la dette publique, l'extrême droite, les retraites, le chômage, la guerre, etc...
Finalement en isolant chaque sujet les uns des autres nous finissons par oublier ce qui pourrait les relier, phénomène exacerbé par les invitations "d'experts" spécialistes d'un seul sujet, qui renforce l'isolement de la réflexion sur une seule thématique qui semble du coup devenir insoluble.
En d'autres termes la problématique pourrait être reformulée ainsi: comment améliorer la santé de la population et réduire le déficit de l'assurance maladie par la même occasion sans remettre en question le cadre institutionnel, donc structurel, qui pourtant détermine cette même santé ainsi que le financement de la protection sociale? Ou pour paraphraser Einstein (3), comment résoudre un problème en conservant le système de pensée qui l'a engendré?


                                                    

                                                

                                              

Rappelons quand même quelques évidences, le chômage de masse, le "trou de la sécu", la "crise", tous ces sujets sont inscrits dans le langage courant depuis...30ans minimum. Pour ceux qui, comme moi, sont nés dans les années 80 ces termes font parties du (non-) débat public depuis leur venue au monde. Nos experts ont  très bien intégré que loin d'être temporaire, un chômage variant entre 8 et 10% de la population active, associé à des emplois précaires dont les cotisations sociales sont réduites voire nulles (4), est un caractère permanent du régime néolibéral d'accumulation (5). Comme le définit plus précisément Frédéric Lordon, il s'agit d'un capitalisme de déréglementation à dominante financière, aboutissant structurellement à une diminution des salaires et des cotisations sociales (qui sont un salaire différé) en faveur du capital financier du fait de la contrainte actionnariale et de la concurrence (6).
D'où cette équation en apparence insoluble: comment espérer obtenir le moindre équilibre des comptes de la protection sociale quand son financement est assuré majoritairement par les cotisations sociales dépendantes...du travail. Ces "problèmes" sont tellement bien intégrés dans l'esprit de nos experts qu'ils ne jugent même plus nécessaire de les évoquer: ils font parties des caractéristiques immuables de notre société, nous devons donc faire avec  (surtout quand nous ne sommes pas directement concernés). Cerise sur le gâteau, les inactifs et les précaires sont ceux dont la santé est la plus détériorée ce qui entraînera mécaniquement une inflation des soins si rien n'est fait pour y remédier.
Il y a donc une part d'indécence, voire d'absurdité, à focaliser sur un déficit d'environ 11milliards, et oublier que l'état français perd plus de 100 milliards d'euros par an, d'après la cours des comptes, en fraude fiscale diverse qui est le fait des plus riches. Cela rappelle fortement le "starving the beast" des conservateurs américains, soit "affamer la bête" (comprendre bête = l'état) en amenuisant ses ressources financières afin de mettre la "bête" en tension et donc l'obliger à se "réformer", c'est à dire privatiser.

                                                         


Lorsque, loin des facultés de médecine et des ministères, nous commençons à creuser ces questions, nous pouvons nous apercevoir que l'épidémiologie nous apporte des éléments de réponse très puissants. Il est en effet bien démontré qu'il existe un lien entre les inégalités de richesse en sein d'une population et son état de santé. La santé étant également fortement déterminée par la sensation de maîtriser sa vie ou non (7). Ces données ont une portée politique globale puisque pour améliorer la santé d'une population et, ce qui n'est jamais dit son niveau de délinquance, il "suffirait" de réduire fortement les inégalités de revenu et de redonner du pouvoir au citoyen dans son travail mais aussi dans la sphère publique. Autrement dit il s'agit de rompre avec le système de pensée actuel, qui consiste à laisser les inégalités se creuser et le pouvoir se centraliser en s'évaporant vers Bruxelles.
C'est donc toute la construction européenne qui se trouve remise en question: la démocratie impliquant un peuple souverain, la monnaie ne peut plus en être séparée, les mouvements de capitaux doivent être contrôlés pour éviter tout chantage, la lutte contre la précarité est incompatible avec la concurrence totale entre les territoires, etc...
Une pensée recontextualisée implique nécessairement des solutions globales.

                                             
                        
                                



Pierre Bourdieu, s'inspirant de Platon, appelle doxosophes, les savants apparents des apparences (8). Ce sont eux qui peuplent nos esprits et nos ondes même celles de France Culture. Pourtant des pensées globales existent, la théorie de la régulation (d'inspiration marxiste), par exemple, s'applique à penser notre économie non pas comme ensemble de marchés mais comme rapport de force entre cinq formes institutionnelles que sont la monnaie, les formes de la concurrence, le rapport salarial, l'état et l'insertion internationale (9). Ainsi il devient impossible de penser l'une de ces institutions en l'isolant des autres, contre-pied de la fameuse "neutralité axiologique" du savant, notre monde devient alors intelligible.
Dans le dernier Marianne (10), des intellectuels ayant appelé à voter Hollande semble surpris et déçu de la tournure des évènements: Hollande aurait menti, quelle surprise en effet. On ne sait quelle attitude adopter face à ces "experts" qui avaient réussi l'exploit d'isoler le candidat Hollande de toutes ses prises de position politiques antérieures, aboutissant à l'étonnement de voir Hollande faire ce qu'il a toujours défendu. Ceux qui, dans l'esprit journalistique, sont censés avoir une pensée éclairante car expert dans tel domaine n'ont souvent qu'une pensée tronquée du fait de la spécialisation cloisonnée du savoir, cette pensée n'est pas supérieure à celle du citoyen, elle est juste plus autorisée. L'anthropologue David Harvey, s'inspirant de Marx, nomme ainsi "scientifique bourgeois" les doxosophes de Bourdieu, et précise :"la théorie marxienne part de la proposition selon laquelle dans la société, tous les phénomènes sont liés, et qu'un objet d'investigation particulier doit nécessairement intérioriser une relation à la totalité dont il fait partie."(11).
Les vrais savants sont ceux qui sont capables de penser le local sans jamais oublier le global, et vice-versa. Outre Bourdieu, la théorie de la régulation, nous pouvons citer également (sans aucune prétention exhaustive) une science sociale spinoziste très prometteuse (12) proposant justement de décloisonner la pensée, nous aidant ainsi à aborder le réel. A quand une chronique quotidienne pour ces penseurs?



(1) http://www.franceculture.fr/player/reecouter?play=4704940
(2) Financement de la santé: freinons la privatisation, Tribune de Frédéric Pierru et André Grimaldi, Marianne n°856 septembre 2013
(3) "On ne résout pas les problèmes avec les modes de pensée qui les ont engendrés" Albert Einstein
(4) Les décennies aveugles: emploi et croissance (1970-2010), Philippe Askénazy, Le Seuil 2011
(5) J'utilise ici la notion de régime d'accumulation, concept forgé par la théorie de la régulation, défini comme "l'ensemble des régularités assurant une progression générale et relativement cohérente de l'accumulation du capital permettant de résorber ou d'étaler dans le temps les distorsions et déséquilibres qui naissent en permanence du processus lui-même", voir Théorie de la régulation, Tome1 les fondamentaux, Robert Boyer, La découverte 2004
(6) Jusqu’à quand?, Frédéric Lordon, Raison d'agir 2008
(7) L'égalité c'est la santé,  Richard WiIlkinson, desmopolis 2010
(8) Discours de Pierre Bourdieu à l'HEC le 27/11/95, http://www.youtube.com/watch?v=7qar0H2WVjE
(9) Théorie de la régulation, Tome 1 Les fondamentaux, Robert Boyer, La découverte 2004
(10) Hollande et les intellos la rupture, Marianne 857, septembre 2013
(11) Géographie de la domination, David Harvey, Les prairies ordinaires 2008
(12) Spinoza et les sciences sociales : De la puissance de la multitude à l'économie des affects sous la direction de Yves Citton et Frédéric Lordon, editions amsterdam 2010

 


                                                           
   


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