Blog de réflexion philosophique présentant des fiches de lecture et abordant également des sujets divers. L'auteur est un professeur de Lettres.
mardi 1 janvier 2013
Edgar Morin fustige les soit-disant experts politiques et économiques
Edgar Morin et François Hollande
Hélas, nos dirigeants semblent totalement dépassés : ils sont incapables aujourd'hui de proposer un diagnostic juste de la situation et incapables, du coup, d'apporter des solutions concrètes, à la hauteur des enjeux. Tout se passe comme si une petite oligarchie intéressée seulement par son avenir à court terme avait pris les commandes." (Manifeste Roosevelt, 2012.)
"Un diagnostic juste" suppose une pensée capable de réunir et d'organiser les informations et connaissances dont nous disposons, mais qui sont compartimentées et dispersées.
Une telle pensée doit être consciente de l'erreur de sous-estimer l'erreur dont le propre, comme a dit Descartes, est d'ignorer qu'elle est erreur. Elle doit être consciente de l'illusion de sous-estimer
l'illusion. Erreurs et illusions ont conduit les responsables politiques
et militaires du destin de la France au désastre de 1940 ; elles ont
conduit Staline à faire confiance à Hitler, qui faillit anéantir l'Union soviétique.
"Tout notre passé, même récent, fourmille d'erreurs et d'illusions,
l'illusion d'un progrès indéfini de la société industrielle, l'illusion
de l'impossibilité de nouvelles crises économiques, l'illusion
soviétique et maoïste, et aujourd'hui règne encore l'illusion d'une
sortie de la crise par l'économie néolibérale, qui pourtant a produit
cette crise. Règne aussi l'illusion que la seule alternative se trouve
entre deux erreurs, l'erreur que la rigueur est remède à la crise,
l'erreur que la croissance est remède à la rigueur.
L'erreur n'est pas seulement aveuglement sur les faits. Elle est dans
une vision unilatérale et réductrice qui ne voit qu'un élément, un seul
aspect d'une réalité en elle-même à la fois une et multiple,
c'est-à-dire complexe. Hélas, notre enseignement qui nous fournit de si multiples
connaissances n'enseigne en rien sur les problèmes fondamentaux de la
connaissance qui sont les risques d'erreur et d'illusion, et il
n'enseigne nullement les conditions d'une connaissance pertinente, qui
est de pouvoir affronter la complexité des réalités.
Notre machine à fournir des connaissances, incapable de nous fournir la capacité de relier
les connaissances, produit dans les esprits myopies et cécités.
Paradoxalement l'amoncellement sans lien des connaissances produit une
nouvelle et très docte ignorance chez les experts et spécialistes,
prétendant éclairer les responsables politiques et sociaux.
Pire, cette docte ignorance est incapable de percevoir le vide effrayant de la pensée politique, et cela non seulement dans tous nos partis en France, mais en Europe et dans le monde.
Nous avons vu, notamment dans les pays du "printemps arabe", mais aussi en Espagne
et aux Etats Unis, une jeunesse animée par les plus justes aspirations à
la dignité, à la liberté, à la fraternité, disposant d'une énergie
sociologique perdue par les aînés domestiqués ou résignés, nous avons vu
que cette énergie disposant d'une intelligente stratégie pacifique
était capable d'abattre deux dictatures. Mais nous avons vu aussi cette jeunesse se diviser, nous avons vu l'incapacité des partis à vocation sociale de formuler
une ligne, une voie, un dessein, et nous avons vu partout de nouvelles
régressions à l'intérieur même des conquêtes démocratiques
Ce mal est généralisé. La gauche est incapable d'extraire
de ses sources libertaires, socialistes, communistes une pensée qui
réponde aux conditions actuelles de l'évolution et de la mondialisation.
Elle est incapable d'intégrer la source écologique nécessaire à la
sauvegarde de la planète.
Les progrès d'un vichysme rampant, que nulle occupation étrangère
n'impose, impose dans le dépérissement du peuple républicain de gauche
la primauté de ce que fut la seconde France réactionnaire.
Notre président de gauche d'une France de droite ne peut ni retomber dans les illusions de la vieille gauche, ni perdre toute substance en se recentrant vers la droite. Il est condamné à un "en avant". Mais cela nécessite une profonde réforme de la vision des choses, c'est-à-dire de la structure de pensée. Cela suppose, à partir d'un diagnostic pertinent, d'indiquer
une ligne, une voie, un dessein qui rassemble, harmonise et symphonise
entre elles les grandes réformes qui ouvriraient la voie nouvelle.
Je dégagerais ce que pourrait être cette ligne, cette voie que j'ai proposée aussi bien dans La Voie que dans Le Chemin de l'espérance, écrit en collaboration avec Stéphane Hessel (Fayard, 2011). Je voudrais principalement ici indiquer
que l'occasion d'une réforme de la connaissance et de la pensée par
l'éducation publique est aujourd'hui présente. Le recrutement de plus de
6000 enseignants doit permettre la formation de professeurs d'un type nouveau, aptes à traiter
les problèmes fondamentaux et globaux ignorés de notre enseignement :
les problèmes de la connaissance, l'identité et la condition humaines,
l'ère planétaire, la compréhension humaine, l'affrontement des
incertitudes, l'éthique.
Sur ce dernier point, l'idée d'introduire l'enseignement d'une morale laïque est à la fois nécessaire et insuffisante.
La laïcité du début du XXe
siècle était fondée sur la conviction que le progrès était une loi de
l'histoire humaine et qu'il s'accompagnait nécessairement du progrès de
la raison et du progrès de la démocratie. Nous savons aujourd'hui que le progrès humain n'est ni certain ni irréversible. Nous connaissons les pathologies de la raison et nous ne pouvons que taxer comme irrationnel tout ce qui est dans les passions, les mythes, les idéologies.Nous devons revenir
à la source de la laïcité, celle de l'esprit de la Renaissance, qui est
la problématisation, et nous devons problématiser aussi ce qui était la
solution, c'est-à-dire la raison et le progrès.
La morale alors ? Pour un esprit laïque, les sources de la morale
sont anthropo-sociologiques. Sociologiques : dans le sens où communauté
et solidarité sont à la fois les sources de l'éthique et les conditions
du bien-vivre en société. Anthropologiques dans le sens où tout sujet
humain porte en lui une double logique : une logique égocentrique, qui
le met littéralement au centre
de son monde, et qui conduit au "moi d'abord" ; une logique du "nous",
c'est-à-dire du besoin d'amour et de communauté qui apparaît chez le
nouveau-né et va se développer dans la famille les groupes d'appartenance, les partis, la patrie.
Nous sommes dans une civilisation où se sont dégradées les anciennes
solidarités, où la logique égocentrique s'est surdéveloppée et où la
logique du "nous" collectif s'est "sous-développée". C'est pourquoi,
outre l'éducation, une grande politique de solidarité devrait être
développée, comportant le service civique de solidarité de la jeunesse,
garçons et filles, et l'instauration de maisons de solidarité vouées à secourir les détresses et les solitudes.
Ainsi, nous pouvons voir qu'un des impératifs politiques est de tout faire
pour développer conjointement ce qui apparaît comme antagoniste aux
esprits binaires : l'autonomie individuelle et l'insertion
communautaire. Ainsi, nous pouvons voir
déjà que la réforme de la connaissance et de la pensée est un
préliminaire, nécessaire et non suffisant, à toute régénération et
rénovation politique, à toute nouvelle voie pour affronter les problèmes vitaux et mortels de notre époque.
Et de cette façon nous pouvons commencer
aujourd'hui une réforme de l'éducation par l' introduction de la
connaissance des problèmes fondamentaux et vitaux que chacun doit affronter comme individu, citoyen, humain."
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire